Initiation à l’Ikebana

QU’EST-CE QUE L’IKEBANA?
Ikebana
 : 生け花. L’arrangement floral japonais comme source d’enrichissement personnel.
Le mot Ikebana ou Ka-dô  華道 (la voie des fleurs) vient du japonais ikeru 生ける, (faire vivre, mettre en valeur) et de Hana, 花 (fleur). Ce terme peut être traduit en français par « arrangement floral ».
De nombreuses sociétés ont aimé les fleurs, au point de les intégrer dans leur quotidien mais aussi comme décor dans leur jardin, à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs édifices privés ou publics. Les motifs floraux et géométriques étaient par exemple, très utilisés dans les pays arabes ou la représentation humaine dans l’art était interdite. Les objets en jade sous le règne des souverains timurides ou encore la céramique d’Izmik sont des exemples connus.

Plat d'Iznik, British Museum	AGRAMausolee Itimad-ud-Daulah

Plat d’Iznik, British Museum. Décors de bâtiments Indiens : Mausolee Itimad-ud-Daulah AGRA.

Au Japon,  bien plus qu’un décor, l’ikebana fait partie du quotidien d’une grande partie de la population et pas seulement celui des femmes. Il se distingue nettement des compositions florales occidentales par sa symbolique, son asymétrie et sa recherche de l’utilisation de l’espace.
Comment une activité, considérée comme banale en Occident « faire des bouquets » a-t-il pu devenir un art, une philosophie quotidiennement présente et largement répandue sans être dépréciée pour autant?
Le texte qui suit repose sur des observations tirées de ma pratique de l’ikebana depuis sept ans, de mes lectures sur le sujet, illustrées par des photographies glanées au fil de mes promenades durant mon séjour au Japon.
Lorsqu’on lit les 50 règles de l’ikebana selon Sofu Teshigahara, fondateur de l’ecole Sogetsu, par exemple, on y trouve les deux règles suivantes :
•  La règle 2 : « un arrangement juste ne doit pas être dissocié de son époque, ni de la vie ».
Autrement dit, la dimension du TEMPS est présente dans l’ikebana.
La règle 39 : elle insiste sur le lien existant entre l’ikebana et le lieu qui l’accueille en disant :
«  il faut réaliser un ikebana comme s’il naissait de son environnement ». Cette fois- ci c’est L’ESPACE qui est important.
C’est en partant de ces deux règles que je vous propose d’aborder l’ikebana dans son histoire et dans son esprit et d’en faire l’expérience par cette initiation durant votre séjour.

VOICI L’ÉVOLUTION DE SES RÈGLES À TRAVERS LES GRANDES ÉTAPES DE SON HISTOIRE :
Au VIème siècle, en même temps que le bouddhisme fait son apparition sur l’archipel, commencent à s’établir les bases de l’arrangement floral. L’Ikebana, qui ne porte pas encore ce nom et qui n’est pas encore codifié, est à cette époque intimement lié à la religion bouddhiste. Ainsi, lors des rituels bouddhistes il est de tradition d’offrir des fleurs à Bouddha. De même, les compositions florales exécutées par les moines servent à agrémenter les autels.
Au Xème siècle la notion de sacré va diminuer au profit d’une plus grande recherche d’esthétisme dans la composition des bouquets ce qui contribuera à sa diffusion.
Au XIIème siècle, cet art abandonnera une partie de ses codes complexes.

Style RikkaDe cette « simplification » naîtra le style Rikka. Le Rikka (fleur debout) est caractérisé par des bouquets de forme triangulaire. Le bouquet est composé de tiges de nombre impair. Chaque tige porte un nom et une symbolique. A titre d’exemple la plus haute tige symbolise le ciel. La deuxième, la terre et la troisième l’homme. Les proportions des bouquets sont aussi réglementées. C’est le grand maître Senkei qui formulera le premier les principes devant régir ce type de bouquet.

Ici le style Rikka de l’école Ikenobo dans une exposition à Takashimaya Yokohama Mars 2009.

Style SeikkaL’école Ikenobô qui enseigne les préceptes du Rikka, sera la première et la plus ancienne école d’Ikebana. Cette école aurait été fondée en 607 par Ono no Imoko . Ce dernier était l’ambassadeur de l’impératrice Toyomike Kashikiya-hime (554-639) auprès de la Chine des Sui. Ce style qui atteindra son apogée au XVIe siècle, sera simplifié au XVIIe siècle avec le style Seikka qui ne comportera pas plus de deux espèces de végétaux. L’Ikebana ne cessera d’étendre son influence et le nombre de ses adeptes pendant toute l’ère Muromachi (1333 -1574).

Ici le style Seikka réalisé avec le pin et le prunier. Exposition Takahimaya, Mars 2009.

Le Chabana est l’arrangement réalisé pour la cérémonie du thé, il n’a pas de forme fixée. Au XVe siècle, apparaît le premier traité d’Ikebana (Sendensho) qui sera suivi au XVIème siècle par le traité Senno Kudden avec le concept de paysage complet. Des nouveaux styles de bouquet font leur apparition, ils visent avant tout à saluer un événement particulier tel le nouvel an, la fête des jeunes filles (le 3 Mars), la fête des garçons (le 5 Mai)…. Les bouquets réalisés durant cette période sont plus élégants et raffinés (concept de Furyu) sans pour autant, comme cela sera le cas au XVIème siècle, tomber dans l’abondant, l’opulent. Parallèlement se développera l’idée de Wabi avec le style Nageire («fleurs introduites ») qui prône un retour au sacré, à la simplicité et sobriété. Le Wabi se caractérise souvent par la présence d’une seule fleur dans une poterie en terre cuite.
L’Ikebana évoluera au fil des siècles en s’ouvrant aux femmes au XVIIème siècle, en permettant l’introduction de nouvelles fleurs et en multipliant ses écoles à partir du XIXe siècle. Ce fut Ushin Ohara (1861 – 1914) qui le premier utilisa des fleurs en provenance d’occident pour ses bouquets et qui en fondant son école donnera naissance à un nouveau courant le Moribana (« fleurs groupées »). L’Ikebana est encore aujourd’hui essentiellement pratiqué à la maison souvent en relation avec le tokonoma. Le tokonoma est, dans les maisons traditionnelles, une sorte de petite niche de faible profondeur et au plancher légèrement surélevé, destiné à recevoir un ou des éléments décoratifs.

Genko-an KyotoTokonoma décoré d’un ikebana suspendu

Successivement : Genko-an Kyoto et Tokonoma décoré d’un ikebana suspendu dans le pavillon de thé de Mejiro. Février 2007.

L’école Sogetsu a été créée en 1927 par Teshigahara Sofu et c’est de loin celle qui explore le plus les rapports de l’ikebana avec tous les autres arts (peinture, sculpture) en utilisant notamment d’autres matériaux que les fleurs.

Ikebana Ikebana Ikebana

Ici trois ikebana réalisés par l’école Sogetsu avec des matières sèches et/ou du tissu pour l’exposition de Matsuzakaya de Mars 2009 (Tokyo). Ikebana Exposition Matsuzakaya, Mars 2009.

Ainsi, l’ikebana tend de plus en plus à s’exposer en devenant un art plastique à part entière dans des lieux variés (grands magasins, parcs, etc ). Sofu Teshigahara voulait devenir sculpteur lorsqu’il était jeune, et sans doute pour cette raison, il a fait évoluer l’ikebana dans cette direction car certains arrangements ressemblent à de vraies sculptures.
C’est donc un art hérité d’une longue tradition, elle même liée à l’histoire du Japon mais c’est toujours une pratique quotidienne qui continue de vivre encore aujourd’hui en se transmettant. En effet, au Japon l’ikebana est une véritable activité économique. En dehors des écoles citées précédemment, qui sont les plus connues, il existe plus de 300 écoles qui vivent de la diffusion de cet apprentissage auprès de nouveaux adeptes. L’apprentissage est codifié et  sanctionné par des diplômes et des grades, qui correspondent à un nombre de cours payants. Le professeur diplômé peut ensuite à son tour diplômer ses propres élèves. Ainsi le rayonnement de l’école à laquelle on appartient se poursuit. De même, pour exposer et donc faire connaître votre école, il vous faudra payer pour un emplacement.
L’aspect économique contribue au rayonnement et à la pérennité de l’ikebana et il appuie sa légitimité sur la diffusion de règles bien codifiées.
Cependant, le terme japonais hikeru veut dire plus qu’arranger les fleurs : c’est mettre en valeur les fleurs, les faire vivre autrement qu’elles existent dans la nature.
L’Ikebana est un art dans lequel la disposition des éléments du bouquet est réglée par une symbolique précise, héritée du rituel bouddhiste visant, au delà de la recherche d’un certain esthétisme, à la concentration, dans le but de s’unir à ce que les Japonais appellent « le cœur des fleurs ». Et nous sommes alors entrés dans la troisième dimension qui est celle de la RELATION : celle de l’homme avec la nature qui l’entoure.
En effet, l’ikebana requiert une bonne observation de la nature, des fleurs et matériaux tels que la nature nous les offre (c’est pour cette raison que nous avons sur le site la rubrique au fil des saisons afin de vous inviter à mieux regarder le jardin). A partir de cette observation, il est possible de faire vivre des fleurs dans un vase bien qu’elles soient coupées de leur milieu naturel. Un bel arrangement trouvera le mouvement naturel.

Ici successivement des lignes brisées, droites et courbes.
Ce mouvement ne se trouve pas d’emblée, et comme dans tous les arts japonais, c’est la pratique dans la répétition, des mêmes gestes qui conduit à la maîtrise. Cette pratique s’appuie sur l’observation des maîtres qui vous ont précédés. C’est l’image d’une route sans fin avec le caractère japonais de  道 (prononcé do ou michi) : ce chemin qui existe dans de nombreux arts japonais comme la cérémonie du thé, le judo, la calligraphie etc.

L’observation de la nature environnante nous inspire dans le choix des matériaux (liés aux saisons) et en ramassant des matériaux plus insolites (racines par ex) nous aide à créer de nouvelles associations dans la confection de nos bouquets!

Promenade à Mito Koen

Ici  profitant d’une promenade à Mito Koen, Ibaraki ken l’un des trois jardins les plus réputés au Japon, je pense à l’ikebana.
L’ikebana nous en apprend beaucoup sur nous même, si on se laisse le temps. En occident on a tendance à croire que profusion est signe de richesse, donc de beauté. Au début, il est extrêmement difficile d’éliminer des feuilles, des branches pour ne garder que ce qui est nécessaire, pertinent. Dans un second temps, il est très difficile de se fixer sur un thème : cf les lignes, le vase, l’eau…..et un seul pour en souligner la force. Or, cet apprentissage du vide, de l’espace tel que le soulignait Barthes dans « l’empire des signes » est absolument périlleux pour un occidental, pour qui, ce vide est synonyme du rien, du pas grand-chose, d’une absence de signifié qui ne correspond pas à nos esprits cartésiens ou l’explication, le raisonnement sont toujours nécessaires. J’étais surprise au début de mon apprentissage de ne recevoir aucune explication sur les corrections que le maître apportait à mes arrangements. C’est que la  bonne pratique de l’ikebana ne réside pas dans le verbe : Ne rien dire, observer les règles et faire à son tour et apprendre à regarder les œuvres des autres. De même que l’Occident a vécu sur l’idée que le temps c’était de l’argent, la pratique de l’ikebana nous enseigne au contraire, que si on ne se donne pas le temps, pour observer, pour créer, pour se concentrer, alors l’arrangement restera banal.

La règle 35 nous dit que « la maison n’est pas le seul lieu d’exposition de l’ikebana, les espaces privés et publics le sont aussi ». Je vous invite donc à me suivre dans une promenade au Japon dans toutes ces occasions qu’il m’a été données de voir de l’ikebana.

• L’IKEBANA DANS LES TEMPLES :
Fleurir les églises en occident le dimanche, à l’occasion des fêtes religieuses renforce la joie de telles réunions  et fleurir les cimetières, le respect que l’on porte aux défunts. Au Japon cette même pratique existe, ce n’est que la forme du bouquet ou les matériaux utilisés qui changent, pas l’intention.

L'Ikebana dans les temples


Ici un ikebana accroché à la porte du temple de Gokokuji (Tokyo) lors de la fête des fleurs (Hana matsuri) qui a lieu chaque année le 8 Avril pour commémorer la naissance de Boudha.


• L’IKEBANA DANS LES LIEUX PUBLICS :
L’ikebana s’expose dans l’entrée des immeubles d’habitation collective, comme chez nous les bouquets fleurissent depuis longtemps les lieux d’accueil comme les hôtels, les halls de société. Le bouquet, comme l’ikebana étant un signe de bienvenue.

Ikebana dans les lieux publics Ikebana dans les lieux publics

Ici les halls d’entrée respectivement des hôtels Mandarin et Four Season  (Tokyo).

• L’IKEBANA DANS LES PAVILLONS DE THÉ :

Avec le vent qui souffle dans les pins c’est presque la fin de l’automne qui s’annonce…. La fragilité et la simplicité de cet ikebana  disposé lors de la cérémonie de thé de novembre s’accordent avec le message du  kakejiku.

L'Ikebana dans les pavillons de thé L'Ikebana dans les pavillons de thé L'Ikebana dans les pavillons de thé

Ici en septembre, au pavillon de thé du jardin de Mejiro (Tokyo) on observera la douce harmonie entre l’ikebana (confectionné avec des fleurs des champs)  et la boite à parfum qui symbolise la fin de l’été, la fin du chant des cigales.

Au mois de février commence la floraison des pruniers, la boite à parfum représente le diable de la fête traditionnelle de Setsubun qui sort de la maison pour laisser la place au bonheur. Il brandit une branche de prunier, elle-même présente dans l’ikebana.

L'Ikebana dans les pavillons de thé L'Ikebana dans les pavillons de thé

• L’IKEBANA S’EXPOSE DANS LES GRANDS MAGASINS :

L'Ikebana dans les grands magasins - Takashimaya L'Ikebana dans les grands magasins - Takashimaya

Ici au magasin TAKASHIYAMA de Tokyo.

L’ IKEBANA S’EXPOSE  DANS LES PARCS :

L'Ikebana dans les parcs L'Ikebana dans les parcs L'Ikebana dans les parcs

Ici dans le parc Showakoen (Tachikawa Tokyo) lors d’une exposition de la Sogetsu en novembre 2004.

Cette exposition comprenait une vingtaine d’œuvres, toutes assez spectaculaires par leur taille, réalisées non pas avec des fleurs, mais avec des feuilles et des branches. On pouvait les découvrir au fur et à mesure de notre promenade dans le parc .Toutes avaient d’abord été réalisées en miniature sous forme de maquette, elle-même exposées dans un pavillon.
La répétition des gestes est essentielle mais contrairement à ce qu’on pourrait craindre, la nouveauté est le grand charme de l’ikebana : les mêmes fleurs et le même vase seront arrangés différemment par le même auteur selon les jours et  son état d’esprit du moment.
De même, selon l’auteur, l’ikebana sera différent car il révèle sa personnalité.
L’arrangement floral est un art au Japon parce qu’il a une histoire  fondée sur des règles fixes qui ont été transmises de génération en génération.  Mais une fois ces règles maîtrisées par une longue pratique,  le créateur peut s’en libérer et laisser place à sa créativité (on l’appelle le style libre) et peut même inventer son propre style. Le fondateur de l’école Ichiyo par exemple aime à présenter le bambou sous toutes ses formes et variétés.
La beauté de l’ikebana s’exprime dans l’espace comme la sculpture, dans les couleurs comme la peinture et dans les lignes qui donnent le rythme comme en musique. Un bel arrangement englobe ces trois dimensions.
Il est une philosophie : La concentration nécessaire au moment d’élaborer l’arrangement  aide à la connaissance de soi: ce dialogue avec les fleurs dont parle Sofu. De plus, il est moyen d’expression de notre personnalité dans un geste créateur. Cette double dimension de concentration et d’expression est riche.
Par le lien étroit qu’il entretient avec la matière (les fleurs) il participe largement à l’harmonie que le peuple japonais a su créer avec son environnement, qu’il soit spatial (respect des matériaux, faire qu’un espace minimal soit partagé sans gène par un grand nombre de personnes) ou social (donner à voir du beau désamorce les conflits).
Parce qu’il embellit  notre environnement extérieur en même temps qu’il enrichit notre propre espace intérieur, l’ikebana, en opérant une synthèse d’arts déjà existants, s’est affirmé avec le temps, au Japon comme un art lui-même. Il a su exprimer cette réconciliation des trois dimensions TEMPS-ESPACE et RELATION déjà présente dans la société japonaise.
Il est certain, qu’en occident, si on acceptait d’adopter ce point de vue à notre tour,  notre regard porté sur les fleurs (naturelles ou en bouquets) et plus largement sur la nature, en serait positivement enrichi.
Souhaitons que le développement actuel des cours d’ikebana en France et plus largement l’engouement pour la  culture « zen » soient un premier pas dans cette prise de conscience.
A votre tour, si cette lecture vous a plu, profitez de vos vacances pour en faire l’expérience et vous en souvenir à votre retour !

CHRISTINE CROUBOIS.
Professeur d’ikebana 2 kyu École Sogetsu.
Auteur de la traduction en français du livre « les 50 règles de l’ikebana »,
de Sofu Teshigahara, fondateur de l’école Sogetsu.